JOHN MC LAUGHLIN & ZAKIR HUSSAIN


MARS 99

transcribed by

david dorkin

ddorkin@aye.net


Réflexions à deux voix sur le plus beau mariage du jazz et de la musique indienne
C’était il y a 25 ans déjà. La guitare jazz de John McLaughlin s’accordait au violon carnatique de L. Shankar, sur un tapis rythmique fait main par T.H.
"Viku" Vinayakram et le joueur de tablas Zakir Hussain. Entre 1975 et 1977, Shakti allait faire le tour de la planète. Au programme,texto : "L’intelligence créative, la beauté et la puissance." Unebelle idée sur le papier qui allait donner lieu en musique àtrois disques (l’initiatique "Shakti" en concert à New York, leprophétique "Handful Of Beauty" et le séminal "Natural Elements")et quelques tournées.Bien sûr, on pourrait d’un facile raccourcidire de Shakti qu’il s’agit de la world d’avant la world, maisplus que de musique du monde, il s’agit d’un monde enmusique. Etpuis, le jazz et la musique classique indienne n’en étaient plusà leur première rencontre. A partir de 1961, Ravi Shankar avaitdéjà invité Bud Shank et quelques autres à venir dialoguer. Dansson ultime cycle, John Coltrane s’était inspiré de cette "India"pour méditer sur le devenir de son jazz. En 1969, Miles mettait
tablas et thâl dans son jazz électrique. Jazz et musique indienne, chacune de ces deux musiques se contruit sur le mode
improvisé, à partir d’un thème autour duquel on tourne, au fild’un rythme qui se déroule. Le jazz est sans aucun doute la musique populaire la plus savante. La musique indienne
(carnatique au Sud et hindoustanie au Nord) est certainement lamusique savante la plus populaire. Ces deux univers ont fécondé nombre de virtuoses, de ceux capables de créer de nouvellesvoies, de sortir des terrains balisés. Mais la virtuosité n’est pas une fin en soi, juste le véhicule pour s’exprimer au plus
juste. C’est sans doute ce qu’apprit le guitariste du Swingin’London de sa rencontre avec les musiciens des anciennes colonies britaniques. C’est pourquoi il eut le génie d’écouter ces maîtres de musique, de leur confier les clés du jazz, de tourner la page après avoir marqué les esprits. Pour beaucoup, Shakti reste l’âge d’or de John McLaughlin, un mythe fondateur pour les rencontres du troisième type. Rouvrir ce grand livre d’émoi ? On ne pouvait rêver meilleure conclusion pour ce siècle
et se rappeler qu’il fut celui de toutes les aventures musicales. A l'occasion de la sortie de ce double album live, "Remember Shakti, nous avons interviewé John McLaughlin et Zakir Hussain, deux des protagonistes de ces retrouvailles (les trois autres étant le percussioniste Viku Vinayakram, le joueur de tampura Uma Metha et le flûtiste Hariprasad Chaurasia qui a remplacé L. Shankar)... Une leçon de musique vivante.

VIRGIN MEGAWEB : Qui a eu l’idée d’en revenir à Shakti ?
John McLaughlin : Zakir !
Zakir Hussain : C’est de ma faute !

Pourquoi ?
ZH : Pourquoi pas ?!
JM : Parce qu’on lui a proposé une tournée - ce qui est sur le
disque -, de 4/5
concerts. Zakir s’est dit qu’il fallait pour l’occasion reformer
Shakti et il m’a téléphoné
pour savoir ce que j’en pensais. C’était une excellente idée et on
a essayé de contacter
L. Shankar. En vain. Mais entre-temps, j’étais en contact avec
Hariprasad Chaurasia
pour toute autre chose, j’ai donc suggéré à Zakir le nom
d’Hariprasad. Bien sûr, il le
connaît mieux que moi et il était très enthousiaste à l’idée de
nous réunir. Hariprasad
aussi.

Justement plus que Shakti, de par la présence d’Hariprasad
Chaurasia, ne
pensez-vous pas qu’il s’agisse d’une suite de "Making Music", un
album
enregistré sur ECM dans les années 80 ?
JM : Ce n’est ni Shakti, ni "Making Music".
ZH : On ne voulait ni recréer l’un ni recréer l’autre. On ne se
situe pas dans cette
logique. C’est définitivement une musique unique, qui existe pour
et par elle-même.
C’est la première fois que Chaurasia jouait avec Viku. Sur "Making
Music", il y avait
Jan Garbarek. Et quand on change une personne, on change toute la
musique. C’est
pourquoi on utilise du répertoire de "Making Music" avec "Zakir",
du répertoire de
Shakti, et des thèmes originaux.

Quelles différences avez-vous ressenties entre le premier Shakti et
ce
"Remember Shakti", où les thèmes se sont allongés ?
JM : Plus de générosité. Moins d’urgence. Nous avons pris notre
temps, nous
sommes moins pressés mais nous pouvons désormais bouger où l’on
veut, sans forcer
le pas. Et la musique est sans doute moins énergique, moins speed
qu’elle ne l’était à
l’époque, peut-être moins basiquement dynamique. L’approche est
différente.

Cela de par la présence de Chaurasia qui a écrit deux pièces très
longues pour
l’occasion ?
JM : Certainement, mais plus encore parce que nous avons 25 ans de
plus. C’est aussi
simple que cela ! La vie, quoi ! Nous étions plus jeunes, plus
chiens fous sans doute !
Nous voulions plus démontrer et montrer. Nous n’en sommes plus du
tout là
désormais.
ZH : L’instrumentation y fait beaucoup aussi : la flûte à la
différence du violon apporte
beaucoup de douceurs, une réponse et des couleurs vraiment
différentes de la guitare.
Et cela se répercute sur les percussions.

Avec ce nouveau son, vous sentez-vous plus proches de la musique
classique
traditionnelle indienne, comme le suggère la présence d’alaps que
l’on ne
décelait pas voici 25 ans ?
ZH : Monsieur Chaurasia n’y est pas étranger, c’est sûr. Ses
compositions s’inscrivent
dans ce registre, naturellement. Mais notre façon de les aborder
n’a rien de
traditionnelle.
JM : On ne peut pas penser une seconde en terme de plus ou de
moins. C’est la
musique qui nous guide dans cette aventure, comment répondre au
mieux à tel ou tel.
Ici, dans notre façon de penser et de jouer pas de question de bien
ou de mal, de pur
ou d’impur. Juste le plaisir de jouer ensemble, de combiner nos
personnalités.
Chaurasia est quelqu’un de très sérieux, mais qui a vraiment un
sens de l’humour et une
pointe de malice aussi. Il peut être très grave par moments, puis
se laisser aller à une
certaine excitation à d’autres. Ce disque traduit bien ces
différentes phases naturelles
de la musique, de la vie.

Avec Shakti, un Anglais qui jouait du jazz avait réussi à réunir
deux traditions
musicales sur disque, l’hindoustani du Nord et le carnatique du
Sud. C’était une
première…
ZH : C’était inédit et historique. Shakti représente une vraie
chance pour la musique
indienne dans son ensemble : ces deux musiques s’écoutaient enfin.
A partir de là, cela
change tout.
JM : Et c’est merveilleux que Zakir ait pu réaliser ceci.

Et en même temps, il a fallu la présence d’un jazzman britannique
pour y
parvenir ?
ZH : Cela se serait passé de toute façon, même sans John. Mais
c’est d’autant plus
unique qu’il y a John justement.
JM : J’étais nécessairement le corps étranger. Le catholique !

Justement, ma question était de savoir s’il fallait un corps
étranger pour
révolutionner cette entité qu’est la musique indienne du Nord au
Sud ?
ZH : Mais il ne se sentait pas ainsi et nous ne l’envisagions pas
comme tel. Il disait
juste qu’il n’y avait aucune raison que ces deux musiques ne
s’unissent pas. Sans
doute, de par sa position, John avait un recul que les Indiens
eux-mêmes n’avaient pas.
Pour moi, la réunion du Nord et du Sud était un processus
historique et esthétique
normal. En fait, je n’ai jamais songé en ces termes. Tout comme il
n’était pas question
de jouer du jazz ! Il s’agissait juste de créer une musique
ensemble. C’était unique
parce que chacun venait sans a priori, en laissant à la porte ses
formats. Cela s’est
produit ainsi, sans aucune analyse. Quand on est dans l’action, on
ne pense pas à tout
ça. C’est après que vient le temps de la réflexion. A l’époque, on
jouait tout
simplement et c’était beau.

Comment le jazz arrive-t-il à s’inscrire dans cette culture
fortement codifiée ?
JM : Il fallait quelqu’un comme moi, avec une affection
particulière pour ce pays, cette
culture, cette musique. Mais je n’étais pas le premier, et je ne
serais pas le dernier. Il y
avait déjà eu ce saxophoniste anglais (John Harriott, nda), John
Handy aussi avec Ali
Akbar Khan, Don Cherry avec Latif Khan…
ZH : Asih (???) qui faisait du rock dès 1971 avec des Anglais.
JM : John Coltrane dès les années 60 s’est intéressé à Ravi
Shankar, à la structure
musicale des raggas. Bud Shank a enregistré avec Ravi Shankar. Tony
Scott, les
exemples ne manquent pas !
ZH : Mon père, Allarakah, a joué avec Elvin Jones. Il a enregistré
avec Buddy Rich.
JM : En fait, actuellement, il se passe moins de choses en ce sens
!

Comment expliquez la connexion naturelle avec le jazz ?
JM : Peut-être l’improvisation.

Oui, mais dans la musique africaine aussi on improvise. En fait,
dans la plupart
des musiques traditionnelles. En revanche, dans son rapport à la
musique
indienne, le jazz adopte une position différente : là où
d’habitude, il domine
parfaitement son sujet de par une maestra instrumentale parfaite,
quitte à le
vampiriser, le jazz s’efface au profit de la musique indienne…
JM : Depuis Miles puis Coltrane, la musique modale est devenue un
environnement
familier au jazz. Et donc un univers commun est né avec la
tradition indienne, qui est
essentiellement modale. A partir du moment où les jazzmen avaient
intégré comme
normes et critères le fait de jouer sur une tonalité, la porte
était ouverte à cette
rencontre.

La porte est ouverte, mais les jazzmen qui partent dans cette
direction feront
preuve souvent de beaucoup d’humilité, plus que lors d’autres
croisements. Ne
pensez-vous pas que cela s’explique par la codification extrême de
la musique
indienne ?
JM : Il est impératif pour les jazzmen de se préparer à aller jouer
avec des Indiens, du
Nord ou du Sud, parce qu’il y a des règles bien précises qu’on ne
peut ignorer. Mais
pourquoi pas ? Si Coltrane, maître du saxophone, a éprouvé le
besoin de se mettre au
sitar, ce n’est pas pour jouer de la musique indienne classique
bien sûr, mais pour
apprendre et comprendre les mécanismes qui régissent cette musique.
Pour s’enrichir,
parce qu’au final on n’a que ça. Et c’est moi qui suis le grand
bénéficiaire de cette
rencontre, qui suis plus riche, en regard au travail fourni. Je
reçois bien plus que je ne
donne.

Et vous, Zakir, le fait d’être régulièrement appelé à jouer aux
côtés de jazzmen
ou de musiciens occidentaux a-t-il modifié votre façon
d’appréhender, voire de
jouer, votre propre tradition musicale ?
ZH : Probablement, oui. La manière d’utiliser la texture tonale de
mon instrument a
sans doute changé depuis mon expérience avec des musiciens
occidentaux. C’est
certain. C’est un phénomène assez difficile à décrire, il faudrait
en fait que je vous le
montre, que je vous le démontre, en jouant. Bon, toutes ces
expériences n’ont pas le
même intérêt et les mêmes répercussions sur mon jeu de tablas. Mais
parfois, cela
ouvre des perspectives très stimulantes, malgré le fait que ce soit
écrit pour des
instruments plus occidentaux. Mais quand je suis dans cette
posture, je ne pense jamais
en terme de répertoire classique ou traditionnel, qui est un
domaine à part, qui
lui-même évolue constamment. La preuve ? L’introduction récente du
santour
(longtemps instrument de la seule musique populaire du Cachemire,
nda), un tout
nouvel instrument pour la musique classique indienne qui offre
d’autres possibilités.
Depuis, il a bien fallu que le répertoire des autres instruments
plus conformes à la
structure des raggas s’adapte. Il y a aussi le cas du violon. Là
encore, le système de
sons bien codifié s’en trouve inévitablement modifié.

Le fait de marier Hindoustani et Carnatique représente aussi un
grand
bouleversement dans le répertoire classique tant dans le jeu
proprement dit que
dans la façon de composer ?
ZH : Un nouveau répertoire se développe, oui. Il est en train de
s’écrire. La connexion
tablas (Nord, nda) et ghatam (Sud, nda) offre rythmiquement des
variantes très
stimulantes. On essaie de collaborer en bonne intelligence, de
trouver des formules qui
fonctionnent pour l’un comme pour l’autre, d’en tirer le plus de
joie. Pendant très
longtemps, chacun a évolué de son côté, et ce système perdure car
le style du Nord et
celui du Sud demeurent deux voies différentes, qui connaissent leur
propre évolution,
même si désormais cela change.

Vous sentez-vous spécialement connecté au jazz ?
ZH : Je me sens spécialement connecté à la musique.

Vous ne vous trouvez pas plus en terrain familier, dans le jeu,
dans la pensée
jazz…
ZH : Non, je continue de jouer dans le style que j’ai toujours
ressenti. Je ne vais pas
commencer à changer ma façon de jouer parce que j’écoute toute
sorte de musique.
Ce n’est pas parce que j’aime telle ou telle musique qu’il faut
nécessairement modifier
mon propre jeu. Bien sûr, je prends des éléments, j’essaie de les
adapter, ils modifient
ma façon de jouer. Ça, c’est inévitable, mais pas toujours
possible. Alors, évidemment,
quand j’entends des patterns de Tony Williams, de Billy Cobham, de
Max Roach ou
d’Elvin Jones, il y a des incidences sur mon jeu de rythmicien.
J’essaie de voir si je
peux en tirer profit, progresser, et comment le faire avec mes
tablas, l’utiliser dans mon
répertoire. Je les analyse avec mes propres codes, avec mon point
de vue, mais je ne
pense pas en terme de jazz. Jamais.
JM : Et c’est le même phénomène qui se passe pour moi. J’ai eu le
plaisir de jouer
maintes et maintes fois avec musiciens indiens, d’expérimenter avec
des rythmiciens de
la musique classique comme Zakir ou Viku. Mais pour autant, je suis
toujours dans la
posture du jazzman, et cela n’enlève rien à l’expérience
philosophique, humaine ou
musicale, cela ne signifie pas que ces hommes n’ont pas
d’influence. Je continue de
jouer en sextette avec Dennis Chambers, et nous jouons des choses
qui découlent de
tout cela - et Dennis, par exemple, peut lui-même établir un lien,
faire des figures qui
s’y rapportent -, d’autres qui viennent d’une toute autre
tradition. Je ne me place
jamais dans la peau du musicien du jazz, puis du musicien indien.
C’est impossible, ce
n’est pas naturel. Je ne suis toujours que musicien.
ZH : Je pense qu’il existe une connexion entre toutes les musiques,
définitivement.

Certes, mais néanmoins, les contre-exemples ne manquent pas de
connexions
qui ne fonctionnent pas, comme récemment l’ajout d’un groupe de
rock derrière
Nusrat Fateh Ali Khan…
JM : Le jazz et la musique indienne ont en commun un sens du
rythme, une
sophistication des cycles rythmiques qui fait que l’on s’entend
bien. Et ça n’a pas
nécessairement à voir avec la composition, car dans ce type de
contexte, nous n’avons
pas à intégrer les notions de structures harmoniques familières au
jazz, car les raggas
mettent en jeu une tonalité basique. Il s’agit tout simplement de
l’approche rythmique.
Ce que l’on perd en harmoniques, on le gagne en swing. Et puis au
final, la question est
toujours la même, que l’on soit en face d’un rag ou d’un thème de
jazz : quel est mon
pouvoir d’imagination ? Pour y répondre, les Indiens mettent en
avant un vocabulaire
rythmique et mélodique, les jazzmen privilégient une grammaire
harmonique, puis des
outils rythmiques et mélodiques. Mais il existe une forte relation.

De quel œil les puristes voient-ils tout ça ? Est-ce difficile
parfois ?
ZH : Non, parce qu’ils font la différence naturellement quand je
suis dans la posture du
tablaïste classique et quand je suis autre chose.
JM : Et je suis certain que je suis plus critiqué par les puristes
du jazz, qui voient d’un
très mauvais œil cette "fusion". Le puriste veut entendre ceci et
pas cela, il sait que la
musique doit être comme cela, et que cela ne change pas, que cette
vérité soit
immuable, cela le réconforte avec ces idées, son système de pensée.

Avant vous, votre père, Allarakah, et Allaudin Khan, ont modifié le
rôle des
tablas. Ils sont considérés comme de grands innovateurs de la
musique
classique indienne…
ZH : Je le répète : mon père a joué avec Buddy Rich et Elvin Jones.
Ces choses ne lui
faisaient pas peur. Mais je ne sais pas si l’on peut dire qu’ils
ont changé la tradition
musicale, qu’ils ont révolutionné la place des tablas, un
instrument très ancien.
Simplement, parfois, des musiciens sont si puissants, si
incroyables, qu’ils en deviennent
des légendes de leur temps, que tout le monde les suit
naturellement. Comme Coltrane
ou Miles d’ailleurs ! Ont-ils pour autant changé la manière
traditionelle de jouer du jazz
?

Oui.
ZH : Oui et non. Pour les puristes, sans doute. Pour les autres,
c’était un processus
naturel.

Tout comme Allarakah et Allaudin Khan…<br> ZH : Je ne veux pas me
prononcer
là-dessus. Tout ce que je sais, c’est qu’il s’agit de musiciens que
l’on reconnaît
immédiatement, qui ont un sens de la musique fantastique. Leurs
personnalités
s’imposent d’emblée ! Moi, par exemple, je ne sais pas si j’ai
fondamentalement
changé la tradition de mon pays.
JM : Non, mais tu l’as enrichie, c’est certain. Tout comme Paco (de
Lucia, nda).
Après qu’il ait multiplié des expériences, de nombreux puristes ont
crié au scandale,
ont dit que c’était de la merde, qu’il avait trahi le flamenco !
ZH : Il l’avait juste enrichi. Tout comme Allarakah et Allaudin
Khan. Je préfère le mot
enrichissement à celui de changement, c’est plus juste. La
tradition du soliste aux tablas
existe depuis bien longtemps, celle des jugalbandi (les duos, nda)
aussi. Simplement, de
par leur rayonnement, ces deux musiciens ont cristallisé
l’attention. Certains ont pu
croire qu’ils avaient changé l’ordre des choses. Non, ils jouaient
la même chose.
Simplement, certains ont cru déceler dans leur magnétisme personnel
un changement.
Peut-on dire que Dennis Chambers et Billy Cobham ont changé la
façon traditionnelle
de jouer de la batterie dans le jazz ? Non, ils l’ont juste
enrichie et certains s’en sont
inspirés.

Mais vous ne pouvez pas comparer Dennis et vous. De nombreux
tablaïstes se
réfèrent directement à votre jeu, vous considèrent comme un maître,
comme
celui qui a ouvert des portes et leur a permis de s’ouvrir à
d’autres univers…
ZH : Et j’en suis très honoré, si j’ai pu susciter ces nouvelles
envies, la découverte
d’autres territoires, car c’est une chance. Mais ce que vous
décrivez, Allarakah l’avait
réalisé auparavant, et si j’ai pu le faire je lui dois en majeure
partie. La musique est à
l’image du monde, chacun à son niveau essaie de franchir une
nouvelle étape. Allaudin
Khan, Allarakah, la musique est faite de croisement, de rencontres…

Et si Bismillah Khan n’avait pas été là, John Coltrane aurait-il
joué "My
Favorite Things" au soprano ?
JM : Qui sait ? Ce qui est certain, c’est que pour s’élever, toute
musique procède d’un
double mouvement : à la fois circulaire sur sa propre tradition, et
en même temps
horizontal vers d’autres traditions.

Deux questions d’ordre technique pour terminer : sur
l’enregistrement, quel
est le tampura que vous utilisez ?
JM : En fait, hormis un titre, il s’agit d’un bourdon électronique
que je me suis
spécialement confectionné pour moi, à la maison. La sonorité est
très douce,
"peaceful". Ce n’est donc pas un tampura, mais un instrument avec
des sonorités
occidentales qui s’inspire des principes modaux indiens. C’est un
intrument hybride
entre l’Est et l’Ouest.

En fait, une espèce de résumé de ce que peut représenter Shakti. Et
sinon,
question tradition, avez-vous appris à chanter le khyal, le chant
classique que se
doivent de pratiquer tous les instrumentistes indiens ?
JM : C’est Zakir qui fut mon professeur de chant, en 1969. On ne se
connaissait pas,
on venait de se rencontrer dans un magasin de musique, à New York,
et il m’a donné
une belle leçon de musique. Moi, je chante très mal mais ce n’est
pas grave, il le faut :
si tu peux chanter, tu comprends tout.

Et inversement, vous ne pensez pas que si tous les jazzmen
apprenaient à
chanter les standards, cela leur éviterait de faire trop de notes,
pour juste
sélectionner les bonnes ?
JM : Certains le font. C’est une question de philosophie, c’est ce
que l’on apprend
toute notre vie, ce qu’il faut éviter de jouer. Bien sûr, on tend
au fur et à mesure à
l’épure.

C’est l’une des leçons fondamentales de la musique indienne…
JM : Oui, je pense. "Less is more", c’est aussi un principe actif
du jazz. Cela vient
avec l’âge. Quand on est jeune, on est plus exubérant, il y a a
plus de vitalité en jeu. Et
d’autant avec la guitare. Moi, on m’a accusé plus d’une fois de
jouer beaucoup de
notes. Mais un flûtiste peut tenir une note autrement. Une note de
guitare, c’est tragique
!

Justement, l’un comme l’autre êtes connus aussi pour vos talents de
virtuoses,
mais vous semblez vous être calmés avec le temps.
JM : Parce qu’on est fatigués ! (rires) C’est vrai.

C’est peut-être aussi la présence de Chaurasia qui pondère vos
tempéraments…
ZH : Il y a sans doute de ça. Mais si l’on veut redevenir speed, on
le peut ! Cela
dépend du moment, de l’intention dans la musique. Bien sûr, sur
"The Wish", quand je
suis en duo avec Chaurasia, je suis plus calme, particulièrement
sur le alap aussi. En
fait, dans les années 70, nous alternions déjà moments calmes et
plus frénétiques. Pour
ce nouveau disque, c’est un peu pareil sauf que la flûte vient sans
doute de par sa
nature ajouter à la sérénité. De toute façon, rien est prémédité,
tout est joué live,
spontanément.

Vingt-cinq plus tard, vous vous rendez compte que Shakti était un
groupe qui
préfigurait en quelque sorte la sono mondiale, le village
planétaire ?
JM : On ne se rendait compte de rien de tout ça. Avec le recul,
bien sûr, on était en
avance. So what ?.